Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Près de dix-huit ans après l'attentat, à Kigali, contre l'avion du président rwandais qui, le 6 avril 1994, allait déclencher cent jours de génocide au Rwanda contre les Tutsis et le massacre de Hutus modérés, un rapport d'expertise présenté aux parties, mardi 10 janvier à Paris par le juge français en charge de l'affaire, Marc Trévidic, apporte enfin des éléments nouveaux et déterminants qui réorientent radicalement l'enquête. Cette étude technique destinée à localiser le point de départ du tir du missile qui a abattu le Falcon 50 du président hutu Juvénal Habyarimana tend à disculper le Front populaire rwandais (FPR) – l'armée rebelle d'alors, dirigée par l'actuel président rwandais, Paul Kagamé – de la responsabilité de l'attentat. Au contraire, il incrimine, implicitement, le camp adverse, celui des extrémistes hutu, et il enterre un peu plus profondément l'ordonnance du juge Jean-Louis Bruguière établie en 2006 sur la base de témoignages accusant Paul Kagamé. Témoignages qui se sont délités au fil des ans.

L'élément nouveau du rapport des six experts (balistique, acoustique, explosif, cartographie et pilotage) mandatés par le juge Trévidic est d'ordre géographique. Il est déterminant car s'il ne permet pas de dire avec certitude qui a tiré, il permet de resserrer considérablement le champ des investigations.

A l'issue de recherches menées sur les lieux de l'attentat en septembre 2010, il ressort en effet que "l'hypothèse privilégiée est celle d'un tir du missile depuis le domaine militaire de Kanombé, contrôlé par des paras commandos et la garde présidentielle de Juvénal Habyarimana", nous explique maître Bernard Maingain, avocat des sept Rwandais, dont des proches de Paul Kagamé, inculpés depuis 2006 par le juge Bruguière.

"À QUI PROFITE LE CRIME"

"Le tir des deux missiles, dont le second a abattu l'avion, a pu avoir lieu depuis le camp Kanombé, à proximité des maisons des coopérants belges. La zone de tir que nous privilégions comprend le cimetière (…) et, plus vraisemblablement, le bas du cimetière", peut-on lire, en effet, dans un extrait du rapport publié sur le compte Twitter du journaliste indépendant Frédéric Helbert.

Si les experts privilégient Kanombé, c'est qu'ils excluent dans le même temps que le missile ait pu être tiré depuis la ferme de Masaka. Or cette hypothèse retenue dans le rapport Bruguière incriminait lourdement les troupes de M. Kagamé censées s'être infiltrées dans cette zone idéale militairement pour abattre l'avion peu avant son atterrissage à Kigali. Une infiltration de rebelles du FPR dans le camp surprotégé de Kanombé, jouxtant l'aéroport et la résidence présidentielle, paraît, elle, improbable.

Faute de s'être rendu sur le terrain, le juge Bruguière défendait, lui, une théorie, plus qu'il ne s'appuyait sur des faits. Pour lui, Paul Kagamé, alors sur l'offensive militaire avec ses FPR, aurait commandité l'attentat afin d'empêcher l'application d'un accord politique soutenu par Juvénal Habyarimana et prévoyant la constitution d'un gouvernement d'union nationale. Le président tué, le FPR profitait du chaos et s'emparait de tout le pouvoir par la force des armes sans avoir à passer par des élections – prévues dans les accords d'Arusha signés huit mois plus tôt –, mais que le chef de la minorité Tutsi ne pouvait pas gagner en vertu du poids démographique insuffisant de sa communauté. En d'autres termes, à la question "à qui profite le crime ?", le juge Bruguière répondait Paul Kagamé.

Mais cette conviction reposait essentiellement sur des témoignages soutenant l'existence d'un complot. "Kagamé disait que pour en finir avec le régime hutu, il fallait tuer Habyarimana", a affirmé au juge, Aloys Ruyenzi, un ancien militaire chargé de la garde rapproché du chef du FPR. Depuis que les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux ont repris le dossier il y a cinq ans, plusieurs témoignages retenus par le juge Bruguière ont été formellement contredits. Ou bien leurs auteurs se sont rétractés.

Le rapport Bruguière qui avait abouti à la rupture des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda après l'émission des mandats d'arrêts contre les sept Rwandais en 2006 est "carbonisé, c'est un jour historique", se réjouit Me Maingain. Son confrère Léon-Lev Forster, également avocat de la défense, espère maintenant un non-lieu pour ses clients. "Mais la recherche de la vérité ne doit pas s'arrêter avec la mise hors de cause de nos clients qui se réservent le droit de déposer plainte pour escroquerie au jugement en bande organisée, étant donné les faux témoignages recueillis sous serment", ajoute Me Forster.

"LA QUESTION DE LA PARTICIPATION DE CONSEILLERS ÉTRANGERS"

A Kigali, on se réjouit également tout en notant que les conclusions des experts français recoupent celles tirées par des militaires britanniques dès 2009. "Il est clair pour tous désormais que l'attentat était un coup d'Etat mené par des extrémistes hutu et leurs conseillers", a commenté la ministre rwandaise des affaires étrangères, Louise Mushikiwabo. "Avec cette vérité scientifique, les juges Marc Trévidic et Nathalie Poux ont fermé brutalement la porte à dix-sept ans de campagne de négation du génocide", a-t-elle estimé.

Le rapport d'expertise, présenté mardi à huis clos, ne lève pas toutes les interrogations. Mais les parties civiles semblent ébranlées. "Il y a des nouveautés, mais rien de définitif, il y a des choses à préciseret nous avons trois mois pour le faire", défend Philippe Meilhac, l'avocat d'Agathe Habyarimana, la veuve du président rwandais, exilée en France depuis une quinzaine d'années. Me Meilhac regrette d'ailleurs aujourd'hui que le juge Bruguière "se soit davantage attaché à recueillir des témoignages sur les commanditaires du crime que sur le modus operandi".

L'enquête a été ouverte en 1998 en France sur plainte des familles de l'équipage français de l'avion prêté par la France au président Habyarimana. Mais il a fallu attendre 2010 et le réchauffement des relations diplomatiques franco-rwandaises fin 2009 pour que le juge Trévidic reconstitue la scène de l'attentat sur place. Ce voyage à Kigali, Jean-Louis Bruguière ne l'avait pas jugé utile, préférant se baser sur les témoignages recueillis, hors du Rwanda, essentiellement auprès d'anciens génocidaires hutu, de transfuges du FPR, ou de soldats français présents au Rwanda à l'époque où Paris soutenait le président Habyarimana.

Ce que concède d'ailleurs l'avocat de Kigali. "Et cela soulève la question de la participation de conseillers étrangers mais personne n'a voulu enquêter sur ce terrain-là jusqu'à présent", regrette M. Maingain qui rappelle la présence au Rwanda du commandant français Paul Barril, jamais auditionné par le juge Bruguière.

Le rapport permet donc de dire d'où les SA-16 ont été tirés, et d'établir de fortes présomptions sur les responsabilités d'extrémistes hutus. Mais il ne permet pas d'identifier formellement les auteurs, ni leurs motivations. Et si MeMaingain, se dit "convaincu que des langues vont maintenant se délier, y compris à Paris", il n'est pas sûr que toute la lumière soit faite, un jour, sur cet attentat qui a fait basculer le Rwanda dans l'horreur.

Christophe Châtelot